Jadis pléthoriques, les armes nucléaires non stratégiques américaines stationnées en Europe et mises à disposition de l’OTAN ont vu leur nombre se réduire à quelques centaines de bombes à gravité de type B61 (mod. 3, 4 et 10), réputées être réparties entre cinq pays hôtes (Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas, Turquie), les aviations de quatre d’entre eux étant certifiées pour les utiliser (des doutes ayant été soulevés sur l’aviation turque). La menace conventionnelle soviétique, principale justification militaire de leur déploiement, ayant cessé d’être, la disponibilité opérationnelle de ces armes a été réduite, l’OTAN estimant à plusieurs mois le processus de réactivation du stock. Corollaire inévitable, la priorité accordée aux missions nucléaires est désormais moindre, les États européens participant aux missions nucléaires se montrant hésitants à prendre en charge les surcoûts induits par la certification nucléaire des appareils à acquérir (F-35, la question de l’adaptation de l’EF-2000 restant posée) et de nombreuses aviations à capacité duale risquant de perdre cette capacité dans les années qui viennent. Parallèlement, dans l’euphorie du discours de Prague du président Obama d’avril 2009 et de la NPR 2010, certains Etats, et l’Allemagne au premier chef, se sont publiquement interrogés sur le bien-fondé du maintien des B61 en Europe et sur l’opportunité d’une réduction du stock d’armes déployées. Si cette flambée antinucléaire s’est fortement modérée ces deux dernières années, durcissement des relations avec la Russie oblige, l’introduction d’une « nouvelle » version de la B61 dans l’inventaire mis à disposition de l’OTAN risque bel et bien de relancer le débat avec une virulence accrue.
Les États européens membres de l’OTAN ont en effet accepté, et dans une certaine mesure été associés (par le biais de l’EUCOM), à la rénovation et à l’harmonisation du stock de B61 autour d’un modèle unique, dit B61-12. Reprenant la charge nucléaire la plus faible de l’ensemble du parc d’armes considéré (soit celle de la B61-4, d’un maximum de 50 kt), la nouvelle B61-12 n’est pas à proprement une modernisation des anciens modèles, mais une rénovation, qui vise, en premier lieu, à permettre à des armes déjà anciennes d’offrir les mêmes garanties de fonctionnement qu’à l’origine avec plus de sûreté. Toutefois, le remplacement de certaines parties de l’arme, obsolètes, par d’autres, plus modernes, devrait également permettre d’obtenir une plus grande fiabilité et une plus grande précision. Celle-ci pourrait désormais avoisiner celle d’une JDAM (Joint Direct Attack Munition) conventionnelle, soit 5 à 30 mètres, en fonction du mode de guidage. Combinées à des appareils plus modernes (F-35 et, éventuellement EF-2000, en remplacement des PA-200 et des F-16), ces armes seront donc plus « opérationnelles », dans le sens où elles auront les mêmes effets que les modèles plus anciens à des niveaux de puissance très inférieurs, en particulier contre les cibles durcies ou enfouies.
Il est donc à attendre que les arguments des opposants au déploiement de la B61-12, selon lesquels l’OTAN apprécie ses capacités nucléaires, rencontre un certain écho, même si tel n’est pas le cas d’un point de vue technique. Mais c’est surtout la question de l’utilité réelle de l’arme qui va se poser. Car si, pour les États-Unis, le devoir de solidarité nucléaire – c’est-à-dire la démonstration par les Européens de leur capacité à accueillir et à utiliser ces armes – a été souligné en de nombreuses occasions par les différentes administrations, la mission des B61 est moins claire du côté européen. Certes, les alliés d’Europe centrale, inquiets du durcissement des relations de l’OTAN et de la Russie, souhaitent conserver une dimension nucléaire visible au sein de l’Alliance, que le déploiement des B61 sert à l’évidence. Mais pour les autres, le rôle de ces armes apparaît pour le moins flou, la Deterrence and Defense Posture Review (DDPR) de l’OTAN insistant sur le maintien des capacités nucléaires des alliés mais évoquant également leur retrait potentiel, laissant supposer que les membres de l’Alliance souhaitent avant tout éviter de perdre de facto leur capacité nucléaire (du fait de la disparition des aviations duales), sans s’attarder sur les missions effectives qui en découlent, dans l’espoir qu’une solution négociée satisfaisante permette leur retrait. De fait, la question de la rénovation de la B61 illustre deux aspects conflictuels de la perception européenne de la dissuasion nucléaire. D’une part, force est de constater que le format retenu pour la B61-12 (arme très précise de puissance relativement faible) et son mode de déploiement (aviation tactique et stratégique) en font une arme de théâtre idéale, particulièrement adaptée à la frappe contre des objectifs de type proliférant. Dans ce cadre spécifique, le mode de déploiement (bombe aéroportée) présente un intérêt très supérieur à un missile de croisière, qui reste exposé à des failles de guidage. D’autre part, l’association initiale de l’EUCOM à la définition des caractéristiques de l’arme laisse à penser que ce type de missions a effectivement été envisagé du côté de l’Alliance, bien que l’hypothèse de voir l’OTAN participer à une frappe nucléaire contre un État proliférant soit, d’un point de vue politico-administratif, difficile à envisager. Ainsi, l’OTAN s’apprête, si les dérives budgétaires du programme ne le condamnent pas et si les États européens modernisent leur aviation en conséquence, à se doter d’une arme dédiée à des missions qui, en tout état de cause, ne sont pas aujourd’hui publiquement définies et que la structure politique de l’Alliance permet mal de considérer. Parallèlement, le déséquilibre existant entre le stock d’armes tactiques russes et le stock de l’OTAN rend l’utilisation de la B61 sur le théâtre européen militairement hasardeux, d’autant que les bombes à gravité ne représentent pas le vecteur idéal pour ce type de mission.
Dès lors, il est évident que le rôle de la B61 est essentiellement politique, mais il conviendrait de s’attarder sur les dommages considérables que sa modernisation risque de générer. En effet L’utilité de la B61-12 est probablement indéniable pour les États-Unis, pour lesquels la dissuasion a une dimension politique et opérationnelle. Elle n’en a en revanche plus pour les membres européens de l’Alliance, pour laquelle la dimension opérationnelle entre directement en conflit avec la dimension politique. Le débat récent suscité en Allemagne sur la rumeur d’une prolongation du rôle nucléaire des PA-200 traduit de ce point de vue la nécessité de trouver une alternative pour garantir la visibilité de la dissuasion sans rompre le fragile consensus nucléaire qui s’est instauré autour de la DDPR.